Crime de guerre par la France au Cameroun : «Une reconnaissance officielle de cette guerre serait une aide précieuse pour ouvrir le débat sur cette période» (Manuel Domergue)

Jean-Marc Soboth

Former ExCom Member (June2007-June2010) International Federation of Journalists, IFJ


Interview: Manuel Domergue, auteur: «Le Cameroun revêtait une dimension stratégique pour les intérêts français avec des réserves de pétrole et d’uranium prometteuses»

Manuel Domergue, journaliste, a coécrit avec Thomas Deltombe et Jacob Tatsitsa “Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique” (La Découverte, 2011). Il revient ici sur les massacres de l’armée française au Cameroun. 

Propos recueillis par Jean-Marc Soboth

Vous être co-auteur de la volumineuse enquête intitulée «Kamerun: une guerre cachée aux origines de la Françafrique» publiée aux Éditions La Découverte à Paris. Le livre révèle une guerre coloniale particulièrement meurtrière mais inconnue de la France en pays Bamiléké au Cameroun notamment. Quelle était la vraie raison de l’acharnement militaire de la France dans ce pays africain? 

La France a d’abord mené une guerre coloniale pour empêcher l’indépendance de ce pays qui n’a jamais été au sens propre une colonie française, mais était un territoire sous tutelle de l’ONU, administré par le Royaume-Uni et la France. Puis, une fois l’indépendance formelle accordée, la France a mené une guerre néocoloniale pour empêcher le mouvement nationaliste de l’UPC prendre le pouvoir, et défendre le dictateur pro-Français mis en place par paris, Ahmadou Ahidjo.

On peut s’étonner aujourd’hui de la disproportion des moyens militaires déployés par la France pour conserver le contrôle de ce pays. Mais la France s’est toujours accrochée à sa domination coloniale à tout prix, avec des moyens autrement plus importants en Indochine puis en Algérie à la même époque. La crainte alors était que la perte d’une seule colonie entraîne, comme dans un jeu de dominos, la perte de tous les autres, par « contagion ».

De plus, le Cameroun revêtait à cette époque une dimension stratégique pour les intérêts français, avec la présence de réserves de pétrole et d’uranium prometteuses. D’un point de vue militaire ensuite, les territoires africains représentaient pour la France un terrain de repli en cas de menace sur la métropole. Il ne faut pas oublier que, dans la mythologie gaullienne, c’est de Douala qu’est partie notamment la reconquête de l’empire et de la France par l’armée du maréchal Leclerc en 1940. Enfin, du point de vue diplomatique, conserver le contrôle des autorités camerounaises était la garantie d’une voix pro-française de plus dans le concert des nations, ce qui contribuait à la « grandeur » de la France, affaiblie après la Seconde Guerre mondiale. 

Le terme Françafrique qui fait le titre de l’ouvrage charrie de nombreuses significations aujourd’hui. De quoi s’agit-il exactement à votre avis? 

La Françafrique désigne au sens large la forme française du néocolonialisme instaurée par le général de Gaulle et son conseiller Jacques Foccart, à la place de l’empire français suite aux décolonisations. A l’origine, dans sa forme la plus « pure », il s’agissait de maintenir le contrôle de Paris sur ses anciennes colonies, à travers la cooptation d’élites africaines et la répression des mouvements nationalistes ou soupçonnés d’être proches du bloc de l’Est, à l’abri de tout contrôle démocratique, en Afrique comme en France. La Françafrique a survécu à ses fondateurs mais a perdu en verticalité : elle s’est dispersée avec le temps en réseaux politico-affairistes, au point que son principal contempteur, le militant François-Xavier Verschave, parlait d’un passage de la Françafrique à la « mafiafrique ». Celle-ci est bien plus difficile à saisir, et prend des formes différentes en fonction des pays, des contextes et des gouvernements. Mais elle perdure à bien des égards, à travers la relation entre la France et ses anciennes colonies, qui demeure largement asymétrique.  

Sur la page Facebook du livre, on se pose la question de savoir si le président François Hollande reconnaîtra enfin la responsabilité de la France dans les crimes perpétrés au Cameroun dans les années 1950-1960 lors de sa visite annoncée en début juillet 2015 à Yaoundé. Après l’enquête que vous avez réalisée, qu’espérez-vous exactement des autorités françaises à cet effet? Une simple reconnaissance suffirait-elle à régler ce contentieux historique? 

Une reconnaissance officielle de cette guerre serait une aide précieuse pour ouvrir le débat sur cette période. Elle faciliterait la prise au sérieux des témoignages des Camerounais ou de leurs proches victimes de cette guerre; elle pousserait les médias et les chercheurs à poursuivre leurs investigations. Évidemment, une simple déclaration ne serait pas suffisante à apurer le passé. Elle devrait s’accompagner d’une ouverture totale des archives françaises et d’un soutien à la recherche, à travers l’organisation de colloques par exemple et surtout en rendant réellement accessibles les archives, en particulier pour les étudiants et historiens camerounais. Enfin, au-delà de cette reconnaissance, les Français et leurs représentants devraient s’interroger: comment une telle guerre a-t-elle pu être possible ? Au nom de quels intérêts, avec quelles complicités, avec l’aide de quels préjugés? Et pendant soixante ans, comment un tel silence a-t-il pu perdurer ? N’y a-t-il pas, derrière ces crimes et ce silence, une forme de mépris envers les Camerounais et les Africains en général, leur vie, leurs revendications, leur mémoire ? 

Depuis la publication de ce livre, avez-vous remarqué quelque évolution dans l’approche des autorités françaises en rapport à ces crimes, eux qui, en général, ont toujours nié les faits de cette guerre cachée ainsi que l’a encore refait le premier ministre François Fillon en 2008? 

Avant la négation, la principale réaction des autorités françaises à l’évocation de ces crimes est le désintérêt à peu près total. La presse a évoqué cette période, a recensé notre livre et d’autres ouvrages, mais aucun responsable politique n’a spontanément pensé à en faire un objet politique. Interrogés par des parlementaires, les ministères de la Défense puis des Affaires étrangères se sont contentés de dire que les historiens devaient faire leur travail. Le temps n’est plus celui de la censure brutale, comme lorsque Main basse sur le Cameroun, du célèbre romancier Mongo Béti, fut interdit en 1972 par la France de Pompidou. Le temps est plutôt celui de l’ignorance et du désintérêt. 

Combien de temps vous a-t-il fallu à cet effet et comment avez-vous mené la recherche dans le cadre de cette enquête lorsqu’on se souvient que les documents y afférents furent classés secret-défense en France? 

Nous avons travaillé cinq ans, en France et au Cameroun, dans un partenariat entre journalistes et historiens, français et camerounais. Cela nous a permis de confronter archives françaises et camerounaises, témoignages de militants ou de miliciens camerounais, d’administrateurs français et de ministres camerounais. C’est cela qui nous a permis de retracer aussi précisément que possible le déroulement concret de cette guerre. Nous nous sommes heurtés à quelques restrictions d’accès à certaines archives françaises, mais l’immense majorité est accessible et mériterait d’être davantage exploitée. 

Il existe une querelle des chiffres autour du nombre de morts de cette guerre. Vous avancez le chiffre de 100 à 150 000 Camerounais tués. L’Association française Survie a fait état d’au moins 300 000. Ce chiffre est également avancé par Max Bardet dans son ouvrage «Ok! Cargo» qui y ajoute les massacres en région Bassa’a où sévissait la rébellion nationaliste. Des historiens camerounais qui essayèrent de travailler sur le sujet évoquèrent en leur temps un million de tués, chiffre contesté sur le rapport démographique de l’époque. Quel chiffre se rapproche à votre avis de la vérité? 

Ce débat est très compliqué. Il nous semble que le bilan tourne sans doute autour de 100 000 victimes, mais personne ne détient à ce sujet d’arguments définitifs. Cette guerre a été menée essentiellement par des civils – des miliciens levés et armés par l’armée française – et contre des civils. Il est donc bien plus complexe de dénombrer le nombre de victimes que dans une guerre classique entre deux armées. C’est d’ailleurs le principe de la « guerre révolutionnaire ». Surtout, la majorité des victimes sont sans doute indirectes, en raison des conséquences humanitaires de la guerre, de la famine et des déplacements de population. Quelques bilans circulent, mais sont à prendre avec des pincettes. Le général Max Briand, en charge de la répression, estimait que la guerre uniquement dans la région Bamiléké pour la seule année 1960 a tué 20 000 personnes. L’ambassade du Royaume-Uni parlait quant à elle de 76 000 morts.  

Comment fait-on concrètement (en terme de moyens militaires) pour tuer autant de personnes? Peut-on y évoquer l’hypothèse du racisme? 

Certaines opérations militaires françaises étaient ciblées assez précisément, et donnaient lieu à des bilans relativement précis? Mais la plupart ne l’étaient pas, en particulier la campagne de bombardements quasi quotidiens de la région Bamiléké au cours de l’année 1960. Ces attaques menées contre des civils étaient très imprécises – si tant est qu’elles visaient des objectifs précis – et les bilans établis à ces occasions sont très évasifs, même si on peut les deviner importants, en raison de la densité de population dans cette région.

De même, à côté des opérations meurtrières des militaires français, qu’il s’agisse de « ratissages », de tortures, d’exécutions sommaires ou d’accrochages avec des groupes insurgés, cette guerre coloniale puis néocoloniale a pris parfois la forme d’une guerre civile, voire de nettoyage ethnique. S’y sont greffés des antagonismes locaux, des affrontements ethniques, avec le soutien des autorités françaises et camerounaises, qui trouvaient ainsi des moyens de lever des troupes discrètement et à bas prix pour mener la guerre à leur place.

Les regroupements de force des populations ont également privé bien souvent les populations rurales de leurs moyens de subsistance, avec des conséquences humanitaires directes. 

La présidente de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale française, Elisabeth Guigou, a estimé récemment que critiquer l’action de la France à l’étranger c’était courir le risque de fragiliser le pays. Est-ce à votre avis la raison de l’omerta générale des médias français et des historiens hexagonaux sur ces crimes?

L’omerta n’est pas totale. Un citoyen qui souhaiterait se renseigner sur cette période trouverait assez facilement des informations assez nombreuses. Mais il n’existe pas de mouvement suffisant dans l’opinion, pas plus en France qu’au Cameroun, pour forcer les responsables politiques à prendre position. Or, spontanément, les dirigeants français n’ont pas intérêt à reconnaître les fautes de leur pays. D’autant plus que, ces dernières années, un mouvement de nostalgie coloniale et de xénophobie à l’égard des migrants s’est emparé de certains intellectuels et politiques qui paralysent toute tentative de relire sereinement notre histoire, de peur de tomber dans la « repentance ». C’est pourquoi l’aveuglement colonial répond davantage à des motivations politiques intérieures plutôt qu’à une crainte peu crédible d’affaiblir la France. 

Quelle différence de style et de philosophie voyez-vous entre la guerre d’Algérie, celle du Cameroun et celle du Vietnam? Peut-on simplement se dire que le Cameroun est le seul dans le lot qui est resté sous la domination française? 

En Indochine, contrairement au Cameroun, les colonisés ont gagné la guerre. Défaite, la France n’avait pas vraiment d’autre choix que de s’en aller. Au Cameroun, le rapport de force sur le terrain était bien différent, entre une Armée de libération nationale kamerunaise (ALNK) qui n’avait pas les moyens de faire durablement jeu égal avec les forces armées franco-camerounaises. En 1959, en 1960 ou en 1963, à plusieurs reprises, des pans entiers du territoire étaient soustraits à l’administration centrale, mais les insurgés n’ont jamais pu bénéficier d’un soutien logistique de pays alliés à la hauteur de ce qui fut le cas en Indochine ou en Algérie.

En Algérie, on ne peut pas dire que le FLN et l’ALN avaient vaincu militairement l’armée française, mais son action l’obligeait à mobiliser de telles forces militaires qu’une occupation de l’Algérie n’était plus soutenable, d’un point de vue politique, diplomatique ou tout simplement financier.

Au Cameroun, la France a donc vaincu militairement, en s’appuyant sur les milices, politiquement, en octroyant une vraie-fausse indépendance à son allié Ahmadou Ahidjo, et médiatiquement, en cachant avec succès la réalité de cette sale guerre. 

Les massacres au Cameroun interviennent après que les Africains – dont les Camerounais – eurent combattu aux côtés des Forces Françaises Libres (FFL) du général De Gaulle pour libérer la France de l’occupation nazie à la deuxième guerre mondiale. Que vous suggère un tel paradoxe? 

La France a en effet été particulièrement ingrate à l’égard des soldats africains qui, de gré ou parfois aussi de force, ont combattu l’occupant nazi pour libérer l’Europe. Cette déception a été un moteur des mobilisations nationalistes de l’Après-guerre dans de nombreux pays africains. Paradoxalement, de nombreux responsables gaullistes ont interprété cette lutte commune face au fascisme comme la preuve d’un destin commun franco-africain, plutôt que comme un argument de plus qui justifierait de laisser aux Africains l’accès à l’auto-détermination et l’indépendance. 

On a vu partout des réparations issues des guerres injustes. Elles sont partout à la mode en Amérique du nord notamment. Comment se feraient des réparations de la guerre coloniale de la France au Cameroun? 

Un exemple récent nous a interpellés: attaqué en justice par des Kenyans victimes de la guerre coloniale dite des Mau Mau, l’Etat britannique a été condamné à les indemniser. Les sommes sont relativement symboliques, à l’échelle des souffrances engendrées, mais ont l’avantage de reconnaître officiellement la responsabilité de l’empire britannique et d’indemniser financièrement les victimes survivantes et leurs familles. Si les Britanniques le font, pourquoi pas les Français, sachant que les deux guerres sont assez comparables ?

Quant à une réparation réelle des dommages causés au Cameroun par la politique coloniale française, elle serait très difficile. Mais elle pourrait commencer par instaurer des relations commerciales plus équitables, des politiques migratoires plus humaines et une politique de coopération fondée  sur les échanges entre les peuples plus que sur les intérêts des entreprises françaises. 

Par Jean-Marc Soboth

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