Seule une petite partie des prisonniers politiques ont eu droit à un procès.
« Beaucoup de jeunes injustement considérés comme des "miliciens pro-Gbagbo" sont en prison depuis 2011. Ils n'ont toujours pas vu de juge. Parmi eux, il y a des étudiants, des lycéens, des sans-emploi… Les parents de beaucoup d'entre eux ont appris très tardivement qu'ils étaient en prison et certains ne savent pas où ils sont détenus », explique un responsable de la société civile qui s'inquiète tout particulièrement pour ces nombreux
« anonymes ». En 2015, 80 personnes, dont plusieurs cadres du FPI, ont été jugées pour
« atteinte à la sûreté de l'État ». Mais la majorité des observateurs a estimé que ce procès a été mené de manière inéquitable pour les prévenus, dont certains ont écopé de très lourdes peines. Simone Gbagbo, l'épouse de Laurent Gbagbo, a ainsi été condamnée à 20 ans de prison.
Aucune preuve concrète de sa culpabilité n'a été pourtant apportée. Elle est à nouveau jugée depuis mai 2016, cette fois pour
« crimes contre l'humanité ». Ses avocats ont dénoncé un
« procès politique » et une instruction bâclée. Des ONG de défense de droits de l'homme qui devaient être parties civiles ont renoncé à participer, invoquant une procédure organisée
« à la va-vite ». Simone Gbagbo, 67 ans, est détenue à l'École de gendarmerie d'Abidjan, un lieu non prévu pour accueillir des détenus. Elle n'a pas pu voir de médecin
durant près d'un an.
Pour tous, les conditions de détention sont épouvantables, beaucoup ont des problèmes de santé. Sur les réseaux sociaux circulaient mi-juillet des photos d'un prisonnier politique gravement malade enchaîné à un lit d'hôpital. D'une manière générale, « les mauvais traitements par les forces de sécurité continuent. Les personnes arrêtées sont souvent d'abord détenues au secret : leurs proches et même leurs avocats n'ont pas accès à eux pendant 72 heures. Les conditions d'arrestation et les méthodes utilisées pendant les interrogatoires sont traumatisantes. Au moins un prisonnier politique est devenu fou après avoir été maltraité. Il n'a jamais eu droit à des soins », dit un observateur. Le FPI a décrit dans un rapport publié début 2016 le cas d'un jeune homme, Kouya Gnépa Eric, arrêté en avril 2015 et qui a « subi d'atroces tortures ». Après l'avoir mis sous mandat de dépôt, « l'administration pénitentiaire l'a délibérément laissé sans soin médical […]. Atteint de fièvre, d'infection, de malnutrition, de troubles cardiaques et neurologiques, de béribéri et d'ulcère gastrique aigu, Kouya Gnépa Eric a finalement succombé le 5 décembre 2015 […]. Son décès porte au moins à quatre le nombre de détenus politiques décédés à la suite de tortures », d'après le FPI.
Un mystère inquiétant demeure autour de cas de prisonniers politiques « disparus » : il s'agit de personnes qui ont été inculpées et placées sous mandat de dépôt depuis 2011, mais qui ne se trouvent dans aucune prison officielle et dont les familles n'ont plus de nouvelles. Le FPI a recensé les noms de 228 personnes ainsi disparues. Une hypothèse circule : ces prisonniers "fantômes" pourraient être dans des centres de détention clandestins ou des lieux comme la DST, qui ne sont pas légalement habilités à garder des prisonniers. Mais certains se demandent s'ils n'ont pas plutôt succombé à des séances de torture ou été victimes d'exécutions sommaires.
La peur empêche les associations de la société civile ivoirienne de s'exprimer publiquement
Un ancien détenu a donné à Mediapart des éléments laissant penser qu'une vingtaine de personnes ont été exécutées en mai 2015, alors qu'elles étaient retenues prisonnières dans un
« lieu inconnu » à Abidjan. Aujourd'hui en exil, ce témoin, qui garde des séquelles graves des tortures subies (il a été battu à coups de barres de fer, électrocuté, etc.), confie avoir été lui-même plusieurs fois menacé de mort par les éléments des forces de sécurité qui le détenaient. Parce qu'il a évoqué les prisonniers disparus dans une interview début mai, Michel Gbagbo, le fils de Laurent Gbagbo, a été inculpé pour
« divulgation de fausses nouvelles ». Le directeur du média qui a publié ses propos,
koaci.com, a été aussi poursuivi. Le parquet a assuré qu'il n'avait été saisi d’
« aucun cas de disparition d'inculpés de la crise postélectorale ».
La peur empêche de plus en plus les associations de la société civile ivoirienne de s'exprimer publiquement sur ces violations des droits de l'homme : « Il vaut mieux ne pas trop parler. Mort, on ne sert pas à grand-chose », commente un membre d'une ONG, sous anonymat. Il explique : « Pendant la présidence Gbagbo (2000-2010), il était difficile d'obtenir des sanctions pour des agents de l'État ou des personnalités politiques auteurs de violences. Mais il y avait des espaces pour dénoncer tout cela et il était facile d'avoir des informations sur les cas d'abus, il n'y avait pas de menaces contre les associations de défense de droits de l'homme. Aujourd'hui, il est très difficile d'avoir accès aux informations parce que les gens, y compris ceux qui travaillent dans les administrations, craignent de parler. Il n'y a plus que les réseaux sociaux pour s'exprimer, et les autorités profèrent régulièrement des menaces. »
Les autorités françaises, qui travaillent étroitement avec leurs homologues ivoiriennes, ne font jamais aucun commentaire critique. Au contraire : le 14 juillet 2016, l'ambassadeur de France à Abidjan, Georges Serre, a affirmé devant Ouattara et le gouvernement ivoirien réunis à l'occasion de la fête nationale française que la Côte-d'Ivoire était une « grande démocratie où chacun peut dire ce qu'il veut », selon La Lettre du Continent. Il faut dire que c'est l'armée française qui a aidé Ouattara et les actuelles forces de sécurité, commandées par d’anciens rebelles, à s'installer au pouvoir en 2011 et que de grands groupes français font depuis de bonnes affaires dans le pays.
Début 2016, un sénateur français, Michel Billout, a tout de même demandé au gouvernement ce qu'il pensait de
« la détention massive et arbitraire de centaines d'Ivoiriens depuis la venue au pouvoir de l'actuel chef de l'État, de l'enlisement organisé des procédures judiciaires concernant la plupart d'entre eux, des tortures dont certains font ou ont fait l'objet, du non-respect des droits de la défense et des prisonniers ainsi que de l'existence de lieux de détention illégaux ». Réponse du ministère des affaires étrangères, fin avril :
« Les autorités ivoiriennes ont fait de la réconciliation une priorité de leur action, avec la mise en place dès 2011 d'une Commission dialogue, vérité et réconciliation. » Pourtant, le rapport de cette Commission bouclé fin 2015 n'a jamais été rendu public. Et son action est unanimement considérée comme un échec. Le ministère a
précisé que la Côte-d'Ivoire allait consacrer 31 millions d’euros d'une remise de dettes dues à la France
« au secteur prioritaire de la justice, à la formation des magistrats, à l'amélioration des conditions de détention et au respect des droits de l'homme ».
Seul parti français à s'exprimer sur la question, le parti communiste a lancé en mai une opération « Paix, liberté et réconciliation en Côte-d'Ivoire » pour soutenir les prisonniers politiques et briser le « mur du silence, d'indifférence, voire de complaisance par rapport à ce qui se passe en Côte-d'Ivoire ». Il a évoqué à cette occasion « une situation des droits humains catastrophique aux antipodes du "storytelling" de nombreux médias, notamment français ».