Tomas Castanheira
Aujourd’hui marque le 50e anniversaire du tristement célèbre coup d’État militaire au Chili, soutenu par la CIA et dirigé par le général Augusto Pinochet, qui a instauré l’un des régimes les plus brutaux de la seconde moitié du XXe siècle.
Au petit matin du 11 septembre 1973, les trois armes des forces armées chiliennes et la police militaire ont annoncé à la radio qu’elles avaient pris le contrôle du pays et exigé la démission du président élu Salvador Allende et du gouvernement de coalition Unidad Popular (Unité populaire).
L’armée de terre et l’armée de l’air ont assiégé le palais présidentiel de La Moneda. Elles l’ont bombardé à l’aide d’avions de chasse et des chars. Acculé et refusant la démission exigée par les putschistes, Allende meurt à La Moneda d’une blessure par balle qu’il s’est infligée lui-même, selon les enquêtes.
Le même jour, les militaires ont raflé des dizaines de milliers de travailleurs et de jeunes, les conduisant dans des camps de concentration où ils ont été interrogés, torturés et, dans de nombreux cas, assassinés. Le célèbre musicien Victor Jara a décrit la terreur qu’il a vécue avec des milliers d’autres pendant ses derniers jours au Stade Chili, où il a été sadiquement torturé et assassiné le 16 septembre:
Combien d’humanité exposée à la faim, au froid, à la panique, à la douleur, à la pression morale, à la terreur, à la folie?
Six d’entre nous se sont perdus comme dans l’espace étoilé.
L’un est mort, l’autre a été battu comme je n’aurais jamais pu croire qu’un être humain puisse être battu.
Les quatre autres ont voulu mettre fin à leur terreur: l’un a sauté dans le néant,
un autre se frappait la tête contre un mur, mais tous avec le regard fixe de la mort.
Quelle horreur crée le visage du fascisme!
Une vaste opération orchestrée par la CIA et le renseignement militaire américain a été lancée pour détruire toutes les organisations ouvrières et paysannes et pour traquer, détenir, torturer et tuer leurs dirigeants et les militants de la base, abandonnés par le gouvernement Allende, sans armes, sans formation et sans direction politique pour résister.
Dans les mois et les années qui ont suivi, le régime de Pinochet a vendu près des deux tiers de l’importante industrie du cuivre nationalisée par Allende et son prédécesseur, privatisé une partie des banques, la compagnie de téléphone, la métallurgie et d’autres entreprises placées sous le contrôle de l’État par Allende. Il a restitué aux propriétaires privés usines et terrains pris par les travailleurs, privatisé l’eau, les retraites, les soins de santé, l’éducation, les transports, les services d’utilité publique et d’autres secteurs. Les impôts et les réglementations ont été réduits à l’essentiel pour transformer le pays en terrain de jeu pour les sociétés transnationales émergentes et l’oligarchie locale. Le régime a suivi les instructions de l’économiste du «libre marché» Milton Friedman et des «Chicago boys», des acolytes de l’université de Chicago formés par Friedman et envoyés au Chili pour superviser la vague de privatisations et les attaques brutales lancées contre les conditions de travail de la classe ouvrière.
La terreur fasciste au Chili a duré deux longues décennies. Des milliers d’opposants politiques ont été tués ou ont «disparu» sous le régime de Pinochet, et environ 30.000 ont été torturés, selon les chiffres officiels. Le coup d’État a également eu de profondes conséquences pour l’ensemble de l’Amérique latine.
L’arrivée au pouvoir des militaires chiliens suivait une série de coups d’État parrainés par l’impérialisme américain, notamment au Brésil en 1964, en Bolivie en 1971 et en Uruguay en 1973. Le régime militaire brésilien, reconnu par le gouvernement Nixon comme un instrument pour les opérations américaines, s’est systématiquement employé à préparer les militaires chiliens à renverser Allende.
Après le coup d’État au Chili, ce réseau contre-révolutionnaire coordonné par la CIA en Amérique du Sud a été consolidé dans le cadre de l’opération Condor. Il a systématiquement répandu la répression, la torture et les assassinats politiques dans toute la région et a facilité de nouveaux coups d’État, notamment l’avènement du régime militaire fasciste en Argentine en 1976.
Cinquante ans après l’horrifiant 11 septembre chilien, son importance politique revêt on ne peut plus d’urgence. Le spectre de la dictature et de l’intervention militaire dans la politique de l’Amérique latine, après un bref cycle de régimes civils au cours des 30 dernières années, hante à nouveau l’ensemble de la région.
Poussés par l’accumulation explosive des antagonismes sociaux, exprimés par la classe ouvrière dans le nombre croissant des luttes, les amis de Pinochet, qui n’ont jamais été chassés du pouvoir dans aucun de ces pays, montrent à nouveau leur visage. Au Brésil, les forces armées ont soutenu la remise en cause du système électoral du pays par l’ancien président Jair Bolsonaro, culminant dans la tentative de coup d’État fasciste du 8 janvier dernier à Brasilia, qui appelait à une dictature militaire.
Au Chili même, où des millions de travailleurs et de jeunes se sont mobilisés contre les inégalités sociales lors de grèves nationales répétées en 2019 et 2020, la classe dirigeante promeut désormais systématiquement les défenseurs les plus enragés de la dictature de Pinochet. Ces éléments sont actuellement dirigés par José Antonio Kast dont le parti républicain fasciste a remporté le plus grand nombre de voix à l’élection en mai dernier d’un conseil chargé de rédiger une nouvelle constitution.
L’impérialisme américain a été le principal protecteur des dictatures latino-américaines. Il reste un acteur central dans la région. Dans des conditions où la classe dirigeante américaine se précipite vers une nouvelle guerre mondiale, elle se bat ouvertement pour assurer son hégémonie géostratégique dans son « propre pré-carré», cultivant des relations avec les commandements militaires de la région indépendamment des gouvernements élus.
Dans leurs hommages à l’anniversaire du coup d’État de 1973 au Chili, les représentants nationalistes bourgeois de la «marée rose», tels que le président chilien Gabriel Boric, de même que la pseudo-gauche petite-bourgeoise, lancent des appels à de nouveaux «pactes nationaux» et à la restauration d’une façade populaire pour les régimes capitalistes en faillite de la région. Cette voie politique ne peut conduire qu’à une répétition des coups d’État de type Pinochet à une échelle encore plus épouvantable.
La nouvelle génération de travailleurs et de jeunes qui s’engagent sur la voie de la lutte révolutionnaire contre le capitalisme doit assimiler de toute urgence les leçons du coup d’État chilien que la pseudo-gauche s’efforce d’occulter.
La violence utilisée par la junte fasciste chilienne a montré l’implacabilité avec laquelle la classe dirigeante est prête à défendre son pouvoir.
La révolution chilienne trahie
Mais ce qui s’est passé en 1973 au Chili n’est pas seulement un coup d’État militaire sanglant soutenu par les États-Unis et qui a renversé un gouvernement élu.
Une puissante révolution prolétarienne était en cours au Chili, dont la défaite sous la botte des militaires était loin d’être inévitable. L’arrivée au pouvoir d’une junte fasciste et militaire fut le résultat de l’incapacité de la classe ouvrière à s’emparer du pouvoir politique quand elle le pouvait, suite aux trahisons criminelles de ses dirigeants staliniens et sociaux-démocrates, avec l’aide indispensable des renégats pablistes du trotskysme.
La coalition UP d’Allende, formée par les sociaux-démocrates et les staliniens avec les chrétiens-démocrates et les radicaux de «gauche», a été élue en 1970 au milieu d’une poussée massive des luttes de la classe ouvrière et des paysans. Répondant aux conditions historiques de misère et d’oppression imposées par l’impérialisme et à une crise inflationniste prolongée, ces luttes ont pris des formes radicales telles que les occupations d’usines et les expropriations de terres.
Dès son arrivée au pouvoir, l’UP a cherché à tout prix à discipliner le mouvement insurrectionnel des ouvriers et des paysans et à le subordonner à l’État bourgeois. Appelant cela la «voie chilienne vers le socialisme», Allende a insisté pour dire que, sur la base de son siècle de «démocratie parlementaire», le Chili était une exception aux lois de l’histoire établies par Marx et Engels et concrétisées au cours de la Révolution de 1917 en Russie. Au Chili, affirmait-il, le processus révolutionnaire suivrait un cours unique, se développant au sein des structures du vieil État. Il a insisté pour dire que les forces armées et la police militaire au Chili étaient le «peuple en uniforme» et une «base de granit du processus révolutionnaire», «tout autant» que les «travailleurs et leurs syndicats».
Pendant que l’UP s’efforçait d’apaiser la classe ouvrière en procédant à des nationalisations limitées et à des réformes sociales, la bourgeoisie chilienne et les impérialistes gagnaient du temps pour préparer le renversement du gouvernement et l’écrasement de la classe ouvrière. La route menant au 11 septembre 1973 fut pavée d’attaques incessantes contre la classe ouvrière et de plusieurs incursions militaires et tentatives directes de coup d’État.
En octobre 1972, la classe dirigeante, en collaboration directe avec le gouvernement Nixon et la CIA, a tenté d’étrangler économiquement le pays en promouvant un «lockout» massif de la part des employeurs. Les travailleurs ont réagi en créant de nombreuses coordinations, cordons industriels, et autres réseaux locaux d’organes de base industriels, de quartiers et d’auto-défense, afin de maintenir la production et la distribution des biens essentiels et de s’opposer aux provocateurs fascistes. Les revendications visant à placer l’ensemble de l’économie et du pouvoir politique directement entre les mains des travailleurs se sont généralisées.
Face au développement indépendant du mouvement ouvrier, le gouvernement de l’UP a agi pour désarmer la classe ouvrière et assurer la domination de la bourgeoisie au Chili. Allende a fait entrer les militaires dans son cabinet, auquel se sont joints les dirigeants syndicaux de la CUT (Central Unica des Trabadores – Centrale Unique des Travailleurs), dominée par les staliniens et les sociaux-démocrates. Le gouvernement appliqua une loi sur le contrôle des armes afin de retirer les armes aux travailleurs et aux paysans, libéra les agitateurs fascistes et rendit de nombreuses usines occupées à leurs anciens propriétaires.
En juin 1973, une aile rebelle de l’armée a tenté un coup d’État, qui manqua, en envoyant une colonne de chars contre le palais présidentiel, un épisode connu depuis sous le nom de Tanquetazo. La réponse de l’UP a été d’intensifier ses concessions, de nommer Pinochet commandant en chef de l’armée et de le faire entrer dans le cabinet d’Allende.
Seul le Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI) s’est battu avec constance pour dénoncer le rôle joué par le gouvernement Allende et ses apologistes dans le désarmement de la classe ouvrière face au danger évident d’un coup d’État militaire organisé par l’impérialisme américain.
Tirant les leçons dans les jours qui ont immédiatement suivi le coup d’État, le CIQI a déclaré dans un communiqué publié le 18 septembre 1973:
«Défendez vos droits démocratiques non par le biais des Fronts populaires et du Parlement, mais par le renversement de l’État capitaliste et l’instauration du pouvoir ouvrier. Ne faites pas confiance au stalinisme, à la social-démocratie, au centrisme, au révisionnisme ou à la bourgeoisie libérale, mais construisez un parti révolutionnaire de la Quatrième Internationale dont le programme sera la révolution permanente».
Ce sont les staliniens et les sociaux-démocrates qui ont directement conduit les travailleurs chiliens à la défaite. Mais les révisionnistes pablistes ont joué un rôle crucial en permettant à ces directions bureaucratiques en crise de maintenir leur domination sur les masses laborieuses.
Le Partido Obrero Revolucionario (POR) chilien faisait partie des organisations qui ont trahi le trotskysme, rejoignant le SWP (Socialist Workers Party) américain pour rompre avec le CIQI et s’unir aux pablistes. Faisant l’éloge des forces de la classe moyenne «libérées par la révolution cubaine» comme «celles qui déclencheront la révolution dans chaque pays» d’Amérique latine, le POR s’était immédiatement dissous et avait rejoint les castristes et les maoïstes pour former le Movimiento de Izquierda Revolucionaria (Mouvement de la Gauche Révolutionnaire – MIR) en 1965.
Le MIR a joué un rôle fondamental dans la désorganisation de la révolution chilienne, en empêchant la construction d’un véritable parti révolutionnaire au sein de la classe ouvrière. Au fur et à mesure que se développait le conflit entre la classe ouvrière chilienne et le front populaire de l’UP, de nombreux travailleurs rompaient avec la social-démocratie et le stalinisme et se ralliaient au MIR, pour être ensuite réorientés vers la politique du «faire pression» sur le gouvernement afin qu’il réalise leurs revendications.
La leçon fondamentale de la défaite chilienne est que la classe ouvrière était désireuse et capable de prendre le pouvoir politique, mais qu’il lui manquait l’élément décisif d’une direction révolutionnaire, un parti fondé sur le trotskysme et l’assimilation des dures leçons du 20e siècle.
Dans les premières années de la deuxième décennie du XXIe siècle, qui ont vu éclater la plus grande crise de l’histoire du capitalisme mondial, il ne fait aucun doute que la classe ouvrière s’engage à nouveau sur la voie des luttes révolutionnaires. La mondialisation de la production, la croissance massive de la classe ouvrière dans le monde et les puissants développements de la technologie et des communications ont créé des conditions extrêmement favorables à la construction du socialisme international.
Mais pour mener à bien des luttes pour le pouvoir, les travailleurs de tous les pays doivent assimiler les leçons écrites dans le sang par l’héroïque prolétariat chilien il y a un demi-siècle. Cela signifie avant tout qu’il faut construire dans chaque pays des sections du parti mondial de la révolution socialiste, le Comité international de la Quatrième Internationale.
(Article paru d’abord en anglais le 11 septembre 2023)