Anglocide (par Christian Djoko)

La fin de l’anglocide ne se réduira pas à une simple affaire de reconstruction. On ne reconstruit pas un lien, un cœur, une relation comme si on soignait une fêlure ou une estafilade. L’obligation de vérité demeure incontournable.

Écrire sur ce que nous appellerons « anglocide » est une expérience troublante et douloureuse. Car au-delà de l’exercice intellectuel qui consiste à faire saillir les mécanismes de violences à l’œuvre dans les régions anglophones, la charge émotive, la résonance émotionnelle relatives à la mort des milliers d’anglophones induisent à bien des égards un sentiment d’impuissance et de culpabilité.

Avant d’aller plus loin commençons par définir ce qu’est un anglocide.

Qu’est-ce qu’un Anglocide?

Le néologisme anglocide -est une unité lexicale qui- renvoie à l’historicité propre d’un processus (ancien) plus ou moins finalisé de privation et de répression des ressortissant(e)s du Cameroun anglophone. Sans être un génocide au sens juridique du terme (du moins pour l’instant), elle est, dans sa manifestation récente, une surexposition historique des populations du Nord-Ouest et du Sud-Ouest (NOSO) à une violence réifiante du régime de Yaoundé.

Une telle définition pose évidemment la question de la spécificité de la crise que l’on choisit d’identifier de la sorte. En fait, l’anglocide comporte trois aspects tressés :

Une privation systémique d’une poïèsepolitique.
Par poïèsepolitique, nous entendons la liberté réelle (par opposition à la liberté formelle) pour un individu ou un collectif de prétendre mener une vie dont il aurait les raisons de valoriser. Relativement au cas qui nous préoccupe, cela présuppose très concrètement la possibilité garantie de se présenter dans l’espace public en tant qu’anglophone afin d’y faire valoir des droits collectifs, au premier rang desquels la reconnaissance en tant qu’anglophone.

Depuis 1961, les ressortissants anglophones se heurtent à une impossibilité systémique d’avoir une résonance spécifique au sein de l’État du Cameroun. Ils doivent quotidiennement ratifier un système unitaire assimilationniste et politiquement centraliste qui nie ou minore leurs revendications (système judiciaire, système éducatif, mode de gouvernance, etc.). Du point de vue du sujet « anglocidé », cette négation se traduit par une concaténation d’impossibilités systémiques, de frustrations cumulatives, de malaises persistantes et d’interdits multiples qui nécrosent l’existence et induisent une érosion de la confiance dans « La République ».
Comme le souligne Piet Konings dans un article qui retrace de façon lumineuse l’histoire de ce qu’il appelle le problème anglophone : « Contrairement aux attentes des anglophones, le fédéralisme n’a pas permis une parité stricte pour ce qui concerne leur héritage culturel et ce qu’ils considèrent comme leur identité d’anglophone. Il s’est révélé n’être qu’une phase transitoire de l’intégration totale de la région anglophone dans un État unitaire fortement centralisé. Cette situation a graduellement favorisé une prise de conscience anglophone fondée sur le sentiment d‘être « marginalisé », « exploité » et « assimilé » par un État dominé par les francophones. […] L’unification de mai 1972, obtenue sans surprise par référendum, accéléra cette évolution laissant les anglophones frustrés en raison de leur perception de leur marginalisation politique, de la faiblesse de la mise en valeur des ressources à leur profit, en particulier le pétrole, et des tentatives de « francisation » ».

Le déchiffrement de l’imaginaire fallacieux que l’on prête aujourd’hui aux anglophones, traités de terroristes, repose également sur cette privation historique de la poïèsepolitique qui tenaille en profondeur le NOSO depuis au moins six décennies. Les mots de John Ngu Fontcha, un des architectes de l’État fédéral (1961), sont à cet égard fort éloquents. Il écrit dans sa lettre de démission du RDPC en 1990 ce qui suit :

« The Anglophone Cameroonians who I brought into Union have been ridiculed and referred to as “les Biafrais“, les ‘‘ennemis dans la maison“, “les traîtres“ etc., and the constitutional provisions which protected this anglophone minority have been suppressed, their voice drowned while the rule of the gun replaced the dialogue which the Anglophones cherish very much ».

Il faut ajouter à cela l’inconscient collectif de la grande majorité de francophones qui est longtemps demeuré perclus de condescendance à l’égard des anglophones. Jusqu’à très récemment encore de nombreux francophones utilisaient l’expression « Bamenda » pour qualifier une personne vile, naïve ou sotte : « C’est mon bamenda » disaient-ils alors. Autrement dit, c’est un « boutoukou ». La même expression était utilisée pour désigner une personne qui s’habillait de manière peu esthétique : « il s’habille comme un vrai Bamenda ». Sous un air quelques fois inoffensif et a priori sans arrière-pensées, plusieurs francophones ont pour ainsi dire contribué à la sédimentation d’une forme de ressentiment chez de nombreux anglophones.

Loin donc de la question superficielle de la « représentativité » médiatique ou ministérielle d’une élite anglophone fabriquée, la crise anglophone est d’abord un problème de poïèsepolitique obstruée, c’est-à-dire l’impossibilité de signifier sur la scène politique centrale une identité spécifiquement anglophone, des prétentions spécifiques ainsi que les aménagements y afférents.

Cette monopolisation de l’énonciation politique s’est toujours appuyée sur une répression féroce.

Depuis 1985, le régime de Yaoundé a en effet recours à une série de coercitions directes et de traitements inhumains et dégradants (humiliations, sévices corporelles, privation des libertés, etc.) pour faire circuler la violence à l’état brut et induire, espère-t-il du moins, un abandon des revendications anglophones.

Cette répression a connu une accélération spectaculaire en novembre 2016 à la suite du mouvement de grève initié par les enseignants et avocats anglophones. Ces derniers entendaient dénoncer l’inexistence d’une version anglaise des “actes uniformes” de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA) et l’application du Code civil francophone dans les juridictions des régions du NOSO. Cette répression a laissé place à une guerre ouverte entre l’armée régulière et les groupes armés ambazoniens. Les évènements sont suffisamment frais dans les esprits pour que cela vaille la peine de s’y attarder. Notons cependant que l’anglocide frappe par son ivresse répressive et ses conséquences extrêmement dramatiques. Le portrait humanitaire dressé par différentes ONG évoque les chiffres de 1850 morts, 35 000 réfugiés au Nigéria (2019, International Crisis Group), 656 000 personnes déplacées internes (2019, Human Rights Watch). La situation des femmes et des enfants est particulièrement alarmante. En plus de compter au rang des morts de cette guerre, ils et elles font l’objet de violences sexuelles et d’enrôlements forcés au sein des forces combattantes.

Ce portrait serait incomplet si on ne soulignait pas -pour immédiatement les dénoncer- les décapitations perpétrées par des ambaboys et ce en violation flagrante du jus in bello . Quand ils ne se livrent pas à une économie de la guerre (rapts et rançons), ces groupuscules filment et diffusent leurs actes crapuleux dans l’optique d’instaurer un climat de terreur de nature à dissuader ceux qui seraient éventuellement tentés de collaborer avec les forces régulières. Il est enfin permis de penser que ces décapitations participent d’une stratégie macabre visant à hâter la capitulation de l’armée. À l’époque coloniale, supplicier, torturer, couper les têtes et les exposés sur la place publique étaient considérés non comme de simples « excès » ou folie de quelques combattants isolés, mais comme des stratégies contre-insurrectionnelles visant à désinhiber les velléités de la partie adverse.

En refermant cette parenthèse nécessaire, soulignons immédiatement que le gouvernement tente constamment d’ériger un huis clos médiatique autour de son entreprise répressive. En fait, la propagande officielle essaye continuellement de produire une victime silencieuse afin de donner l’illusion à ceux et celles qui ne vivent pas dans le NOSO que la pacification est plus que jamais d’actualité. C’est l’occasion de souligner qu’au-delà des intermittents choux gras de la presse et des massacres médiatisés comme celui de Ngarbuh, le feu follet des tirs croisés ne cesse de tuer dans le NOSO. Le fracas des armes, le râle des suppliciés, la brutalisation des esprits n’ont pas tous les mêmes décibels et ne relèvent pas encore de l’histoire ancienne. L’angle mort médiatique n’est pas le silence des armes et le silence des larmes n’est pas le silence des armes.

L’anglocide est un long processus

Notons enfin que l’anglocide est un long processus qui puise ses racines dans ce que nous appellerons la trahison de l’esprit de l’Accord de Foumban, lequel scellait en juillet 1961 la réunification des deux Cameroun en États fédérés.

S’il est vrai que cette date renvoie à un événement suffisamment connu pour faire l’objet de longs commentaires, son évocation nous permet néanmoins d’indiquer que la privation de la poïèsepolitique telle qu’analysée plus haut est un système sournois et surtout très ancien. Les expressions de son épiphanie ne sont pas toutes écrites d’avance. Elles connaissent des aléas, des accélérations, des inflexions, des soubresauts, etc. Bref, c’est un processus qui se déploie au gré des intérêts du régime de Yaoundé et des circonstances quelques fois fortuites. C’est dire l’importance de penser la répression actuelle dans le NOSO comme étant le versant « seulement » spectaculaire d’un processus de négation ancien, souterrain, systémique et global du problème anglophone et des revendications qui en découlent. La guerre, les tueries, les corps mutilés, les viols, les humiliations innombrables, la destruction des communautés accompagnent en réalité ce long processus anglocidaire. Elles ne sont aucunement une fin en soi ou un accident, mais un « aboutissement » seulement provisoire.

Au demeurant, parler d’anglocide permet d’appréhender la crise dans le NOSO dans sa dimension totale : la condition des anglophones au Cameroun depuis 1961. Le moins que l’on puisse dire c’est que le processus de subjectivation collective -comme affirmation ou comme résistance- a historiquement fait l’objet d’une répression excessive. L’anglocidé est sujet à une réification comprise comme le devenir-objet d’un état de siège voire d’exception non déclaré et encore moins assumé par l’État du Cameroun. C’est un « sujet » qui tente constamment de préserver sa poïèsepolitique au moyen de micro-luttes quotidiennes. Bref, c’est en un sens philosophique un mort-vivant politique, un schéolien social, une « forme de mort-dans-la-vie ».

Notons que l’anglocide, comme dans tout système de privation de cette ampleur, est renforcé dans sa tension maximale par une « caution intellectuelle ».

Les « intellectuels » anglocidaires

Sous ce vocable, il s’agit d’universitaires guindées et couverts de titres académiques ronflants qui prêtent l’autorité morale habituellement rattachée aux fonctions académiques aux fins de justifications de la mécanique anglocidaire. Ils sont spécialistes de l’analyse aérienne qui se gonfle de prudence creuse et de cécité calculée lorsqu’il s’agit d’aborder les revendications anglophones. Pour ces derniers : « il n’existe pas de problème typiquement anglophone » ; « Les problématiques que soulèvent les anglophones sont présentes à l’échelle du pays tout entier »; « Les régions anglophones ne sont pas plus démunies que les régions de l’Est ou de l’Extrême-Nord ». Loin de se contenter de nier l’existence du problème anglophone et de subsumer le particulier dans le général, ils construisent leur carrière sur la justification de l’option répressive face à ceux et celles qui osent exprimer leur indignation. C’est ainsi qu’ils écumaient les plateaux de télévision en 2016 pour appeler le régime à réprimer la grève des avocat(e)s des enseignant(e)s et des étudiant(e) anglophones. Ils ne cessent d’ailleurs de privilégier l’option militaire au détriment du dialogue et de la négociation. « On ne négocie pas avec les terroristes », « l’État a le monopole de la violence légitime » tonnent-ils alors avec morgue, cynisme et intérêt social bien senti.

Comme on le sait, la destruction des corps est souvent précédée ou accompagnée d’une rhétorique déshumanisante sur fond de généralisation abusive. C’est dans cette ambiance que tous les groupes anglophones (sans exception) opposés au « fétichisme » de l’État unitaire sont présentés malicieusement comme des partisans de la sécession et des décapitations. Vous l’aurez compris, le discours « intellectuel » devient sciemment un instrument de justification a posteriori ou de validation a priori de l’entreprise anglocidaire.

Le plus scandaleux, insistons pour le dire, c’est qu’ils (« intellectuels » anglocidaires) contribuent méthodiquement à la construction de la figure de l’ennemi intérieur qu’il faut absolument traquer, arrêter ou tuer. Les mots utilisés portent insidieusement l’outrage du stigmate, du discrédit, de l’écrasement par la méfiance permanente. C’est la figure du suspect dont parlait déjà John Ngu Foncha. C’est également la figure analogique du rat, de la vermine, du terroriste qu’il faut absolument détruire au nom du fétichisme de l’État unitaire.

La quête des biens rares, des honneurs, des nominations et des plaisirs qui hantent les rêveries et caresse la vanité humaine poussent ces individus quelques fois brillants à oblitérer leurs valeurs pour travailler dans l’allégeance permanente à une autocratie. Et le régime l’a bien compris. Depuis au moins 1985, il s’est acheté une élite « intellectuelle » francophone mais surtout anglophone à laquelle il peut « faire appel non pour diriger la politique de l’État, mais pour la conforter, pour produire de la propagande, des euphémismes et, à plus vaste échelle, des systèmes entiers de novlangues orwelliennes, destinés à déguiser la vérité au nom de la convenance institutionnelle ou de l’honneur national ». (Edward Saïd Des intellectuels et du pouvoir).

Aux crédos exaltés de l’État unitaire, aux appels incantatoires au patriotisme, succèdent donc des excavations tribalistes, des proclamations complotistes, des falsifications de l’histoire et des jauges patriotiques proportionnelles aux rentes générées par la proximité politique avec le régime en place.

A y regardant de près, on peut affirmer sans risque de se tromper que l’anglocide est un Biyaisme.

L’anglocide est aussi un Biyaisme

En effet, l’anglocide est à la fois la conséquence d’un type de gouvernance et l’expression de la violence sur laquelle repose en grande partie le Renouveau. Autrement dit, derrière de nombreuses morts dans le NOSO, il y a de nombreux bourreaux en cravate qui, depuis Yaoundé, les rendent possible.

Précisons toutefois que l’anglocide n’est pas seulement un biyaisme au sens d’un rapport causal. Il l’est davantage au sens d’une identité génomique, d’une traduction épiphanique en un exemple majeur et prototypique de la gouvernance Biya. C’est l’archive la plus tragique, manifeste et spectaculaire de ce qu’aura été le Renouveau. Mieux encore, c’est un ensemble d‘indices, de traces de témoins que le biyaisme laisse sur son passage et qui permettent en retour de suivre l’itinéraire qu’empruntent la domination, la violence, la prébendisation et l’esbroufe comme modes de gouvernance.

Parlant de l’esbroufe, la création de la Commission Nationale pour la Promotion du Bilinguisme et du Multiculturalisme (CNPBM) et du Comité National de Désarmement, de Démobilisation et de Réintégration (CNDDR) participent de cette logique. De même, l’organisation du Grand Dialogue National (GDN) n’était en réalité qu’un exercice de relation publique visant à rassurer certains soutiens internationaux, lesquels manifestaient déjà une impatience devant la crispation du climat politique au Cameroun. Au cours de la semaine qui a abrité cette coquille vide, on a eu droit à un sommet national du verbiage, à un monologue entêté, un océan de paroles incantatoires, un affichage de bons sentiments et de promesses brumeuses. Chaque participant ou presque essayait de se montrer sous le jour du défenseur de la population civile anglophone et des intérêts supérieurs de la nation.

Au même titre que la Tripartite de 1991, cette rencontre s’est refermée sur une note « rassurante » des politicards clownesques et dans le brouhaha de la foule de délégués accrédités, applaudissant non sans scrupule ce « show » dont l’échec était prévisible.

Bref en s’intéressant à l’anglocide, il est aisé de découvrir en même temps l’ADN du régime Biya. Voilà sans doute pourquoi de nombreux francophones soutiennent la cause anglophone alors qu’au même moment les acteurs du régime font bloc derrière leur chef avec un zèle capable de puiser dans les références bibliques pour justifier le refus du dialogue et la répression sanglante.

(Im)possible sortir de crise ?

Somme toute, réduire la crise anglophone à un complotisme international, à un simple problème de gouvernance parmi tant d’autres ou à une expédition militaire punitive contre les terroristes est une tactique que les hiérarques du système utilisent constamment pour tenter de contrôler l’énonciation politique autour de ladite crise. Cela permet provisoirement d’effacer les ressorts politiques, de disculper les principaux responsables de l’enlisement macabre de la situation et d’imputer systématiquement les violences à ceux et celles qui les subissent.

Nous sommes à minuit moins une minute et le régime Biya continue de regarder ailleurs quand il n’essaye pas de régler la crise par le tranchant répressif qui la rend pourtant insurmontable voire définitive. Il fait peut-être le pari que, hypnotisé par le désir d’unité, soucieux de préserver l’union des deux rives du Moungo, la grande majorité des camerounais(es) oubliera les causes de la guerre et absoudra les criminels de l’ombre. Si oui, il se trompe lourdement. Car n’importe quel observateur moindrement avisé sait que la naissance de l’Ambazonie comme projet politique (1985) et l’option en faveur d’un retour à la fédération sont historiquement des réponses à l’anglocide.
Ce qui est triste et fort regrettable c’est que le gouvernement de l’État du Cameroun finira tôt ou tard par s’asseoir à la table de négociation avec les partisans de l’État fédéré et de l’Ambazonie. À ce moment-là il sera peut-être tard pour l’unité du pays, mais certainement trop tard pour des milliers de vies humaines innocentes. Hier les revendications anglophones s’appuyaient sur l’épaisseur d’un héritage singulier, d’une langue commune, d’une identité irréductible, d’une poïèsepolitique, d’une spécificité culturelle que la non-reconnaissance et l’assimilation disputaient au jacobisme. Aujourd’hui et demain, il s’agira en sus de composer avec la réminiscence de la guerre ouverte devenue mémoire vive au sein d’une communauté contrainte à se penser sur le modèle martyrologique. À l’instar des persécutions religieuses qui réactivent la foi des fidèles et l’attachement à leurs traditions, la mémoire constamment actualisée des différents massacres et humiliations qui ponctuent le quotidien des ressortissants anglophones depuis de nombreuses années renforcent continuellement un sentiment identitaire et une altérité politiquement radicale : la sécession. Comme le soulignait déjà Ernest Renan en 1882 dans son livre Qu’est-ce qu’une nation ? : « Avoir souffert ensemble ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, des deuils valent mieux que les triomphes ». Autant dire que s’il y a réconciliation, celle-ci sera longue et difficile. Lorsque les violences auront cessé, le deuil empêché, le souvenir du sang versé, l’anamnèse des atrocités subies, la mémoire rassembleuse des cadavres, des destructions et des déplacés, la conscience historique commune née de la nécessité de braver des circonstances douloureuses forgées par l’anglocide pèseront sur les attitudes et opinions politiques.
La description de l’anglocide ci-dessous ne dispose pas nécessairement la force correctrice qu’on souhaiterait voir luire me direz-vous. Dès lors que, peut-on ou doit-on faire ? Deux éléments au moins m’apparaissent incontournables. Ils sont intrinsèquement et diversement politiques.

Depuis la perspective citoyenne, il faut inlassablement dénoncer ce qui se passe au NOSO. Car le silence et l’inaction de l’immense majorité des francophones et des « neutres » en particulier participent tout autant que la réponse répressive du régime Biya à l’entreprise anglocidaire dont la guerre en cours dans le NOSO n’est que la face ouverte. Ce silence complice et cette inaction coupable qui consolident par ailleurs l’option sécessionniste se présentent souvent comme un soliloque francophone à travers lequel le cri des victimes est ignoré ou accueilli par des « wouais », c’est-à-dire des commisérations aussi passagères que la durée d’un buzz. Il y a sans doute lieu de rappeler ici que : se taire devant les injustices c’est parler pour elles.

D’un point de vue éminemment politique, il faut dialoguer. Dialoguer entendu ici dans le sens de négocier. L’éthique de la discussion d’Habermas nous renseigne à bien des égards sur les conditions de possibilité d’un dialogue fécond. Nous ne nous y attarderons pas. On notera cependant, et c’est probablement le point le plus important de ce texte, qu’il n’y aura pas de pacification éventuelle sans réparation de la relation. Et cette réparation porteuse de paix n’est possible qu’au prix de la « capacité de vérité ».

La vérité est que le régime Biya a par son autoritarisme et son obstination détruit des biens, des liens et des vies qu’il ne pourra jamais restituer. Les anglophones apprendront peut-être à vivre avec ces pertes douloureuses et irremplaçables, mais le Cameroun devra quant lui assumer tôt ou tard ce passif, cette partie ombreuse de notre histoire commune qui ne cesse hélas de s’écrire. C’est la seconde tragédie camerounaise en termes d’importance après les massacres qui ont jonches les luttes d’indépendance. L’erreur que commet le régime à travers la stratégie du fait accompli, c’est-à-dire la multiplication des institutions inutiles (commission du bilinguisme), des initiatives précipitées ou avortées (CNPBM, CNDDR, GDN), c’est de penser qu’on résout une crise aussi dramatique comme on masque les scènes avec le make-up.
La fin de l’anglocide ne se réduira pas à une simple affaire de reconstruction. On ne reconstruit pas un lien, un cœur, une relation comme si on soignait une fêlure ou une estafilade. L’obligation de vérité demeure incontournable. Qu’importe la pluralité des mesures de sortie de crise ou l’identité du régime qui entreprendra sincèrement de résoudre cette crise, il faudra inéluctablement faire droit à la capacité de vérité. C’est elle qu’on est préalablement appelé à honorer. Comme on le dit vulgairement : « tu tournes, tu tournes, tu finiras par revenir à l’essentiel ».

Pour que le dialogue que nous appelons de tous nos vœux ne soit donc pas un énième mort-né, il faudra recentrer le défi de la réparation de la relation autour de la capacité de vérité. Toute politique authentique de réparation d’une relation est inséparable d’une capacité de vérité. Les propos de Mbembe concernant la restitution des objets d’arts africains valent également pour ce qui est en jeu ici : « Pour que des liens nouveaux se tissent, elle doit honorer la vérité, car la vérité est l’institutrice de la responsabilité. Cette dette de vérité est par principe ineffaçable. » (Mbembe, Brutalisme, p. 232). L’honorer est « le fondement incontournable d’un lien nouveau et d’une nouvelle relation. » (Ibid. p. 218).

Christian Djoko

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